En m'adressant ses vœux à l'aube de 2024, un ami m'a écrit : "L'année a bien mal commencé avec la mort de Jacques Delors. Il me reste Badinter, donc plus grand monde."
Avec la disparition de Robert Badinter, n'y aurait-il plus personne ?
En tout cas, les humains de cette envergure sont plutôt rares, notamment dans la jungle politique où dominent souvent lâcheté et populisme qui vont de pair.
La première leçon à tirer de ces deux grandes figures, outre l'œuvre immense accomplie, c'est le courage de porter des valeurs d'humanisme sans céder à la pression de l'opinion publique lorsqu'elle n'est pas le fruit d'une réflexion approfondie mais celui de la vague mortifère soulevée par la seule émotion.
Il a fallu à Jacques Delors un courage exceptionnel pour initier et faire éclore l'Europe sociale dans une période où seule prévalait la dimension économique du marché unique de la communauté européenne (1).
Robert Badinter a su affronter une adversité violemment hostile à l'idée que "la justice française ne sera plus une justice qui tue"(2) et son combat pour l'abolition universelle de la peine de mort a été constant, jusqu'à son dernier souffle.
Et voici que tombe Alexeï Navalny, héros de la résistance à l'oppression d'un régime brutal, corrompu et criminel. Peut-on accorder le moindre crédit au misérable communiqué des autorités poutiniennes évoquant un malaise dont on n'a pu le ranimer ? Cynisme cruel et grotesque.
Je salue respectueusement la mémoire de ces trois vies exemplaires, qui se sont dressées au milieu des convulsions de l'humanité souffrante, avec pour seule ambition la défense de la liberté dans la dignité.
D'autres femmes et d'autres hommes se lèveront pour le bien commun, n'en doutons pas.
Demeurons toujours vigilant, y compris dans nos contrées libres mais menacées, ne laissons pas prospérer les discours haineux des führers de nouvelle espèce et leurs complices bas de front(3) qui abiment la démocratie.
N'oublions jamais que "le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde"(4).
1. Ci-joint article de Notre Europe (Institut Jacques Delors) sur l'Europe sociale et la réunion de Val Duchesse du 31 janvier 1985.
2. Discours du 17 septembre 1981 devant l'Assemblée nationale (texte intégral ici)
3. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) : "La torture d'être tracassé jour et nuit par ces gens (...) plus mesquins et plus haineux encore que d'habitude, gorilles, militaires bas de front, ça finit par faire hésiter les gens entêtés, à vivre encore."
4. Traduction de l'allemand "Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch", réplique de l'épilogue de la pièce de théâtre La Résistible Ascension d'Arturo Ui (satire de l'ascension d'Adolph Hitler) écrite par Bertolt Brecht en 1941.